À paraître dans la Revue du Mauss, n° 44, 2e
semestre 2014
François Flahault
LA PENTE DE L’ILLIMITATION
Dans les pages
qui suivent, l’illimitation est décrite comme une dimension du psychisme
humain, un trait anthropologique pré moral. Tous les enfants découvrent,
à un moment ou un autre, que la suite des nombres est infinie ; ils font
ainsi l’expérience que leur espace mental de représentation est sans bornes et
en éprouvent une sorte de vertige, un peu comme Pascal dans sa méditation sur
les deux infinis. En elle-même, l’illimitation de notre espace de
représentation est moralement neutre. Elle n’est pas une fascination par le
mal. C’est même un bien dans la mesure où nous tirons profit de cet espace pour
déployer notre imagination, remonter dans le temps, anticiper l’avenir, élargir
notre champ de pensée.
Néanmoins, dans
certaines conditions, l’illimitation peut conduire au mal. Les passions tristes
(pour parler comme Spinoza), l’envie, le ressentiment, l’avidité, le goût du
pouvoir et de la domination, la joie mauvaise, la cruauté et d’autres
orientations délétères du désir d’expansion de soi sont susceptibles de se
développer à partir de l’infinitude de l’espace psychique. Ces conditions
dépendent largement des configurations relationnelles, des structures sociales
et culturelles dans lesquelles se trouvent placés les individus. Ce qui fait que l'illimitation devient néfaste, ce ne sont
pas tant les personnes elles-mêmes que certains systèmes relationnels et modes
de fonctionnement qui les dépassent, dans lesquels ils se trouvent engagés et
dont, par conséquent, ils ne mesurent pas les effets. Le fonctionnement de
l’économie notamment, ce dont témoigne, par exemple, l'ancien banquier
d'affaires interviewé dans le documentaire de Marc Bauder, Master of the Universe (2013). Ce Rainer Voss est comme vous et
moi, ce n’est pas un mauvais bougre. Son métier – la finance - lui plaisait, l'excitait, lui faisait gagner
beaucoup d'argent ; il était encouragé par ses supérieurs, pris dans
l’émulation entre collègues, stimulé par la concurrence avec d’autres banques.
Il dit lui-même qu'il vivait dans son monde, dans une bulle, qu'il ne réalisait
pas les conséquences que ses activités financières avaient sur la vie des gens,
qu'il ne voyait pas que tout ça allait trop loin (« On cherche
toujours à aller plus loin », remarque-t-il songeusement).
La distance
géographique, sociale, culturelle, raciale entre ceux qui agissent et ceux qui
pâtissent est ici un facteur essentiel. Toutes sortes d’observations et
d’expériences de psychologie sociale montrent que la proximité ressentie
favorise un sentiment d’affiliation, et l’éloignement, au contraire, la non
affiliation, l’indifférence, l’ignorance de l’autre. Il est plus facile à un
pilote de bombardier de ne pas penser aux victimes qu’il fait qu’à un soldat
qui combat face à face. Il en va de même dans les activités économiques.
Considérons le cas où les ouvriers ou les ouvrières qui fabriquent une
marchandise sont très éloignés, et des investisseurs, et des consommateurs. C’est
le cas, par exemple, au Bangladesh, dans les ateliers de tannage de peau et de
confection. La personne qui achète au Bon
Marché un sac à main de marque n’a aucune idée des conditions dans
lesquelles le cuir a été traité. Conditions proprement infernales étant donné,
surtout, la toxicité des produits chimiques utilisés et l’exposition des
ouvriers à ces produits, sans parler de leur salaire. De même, entre les
grandes marques de prêt à porter qui passent commande au Bangladesh et les
ouvrières qui fabriquent les vêtements s’interpose une cascade de
sous-traitants. Tout le monde a entendu parler de l’effondrement du Rana Plaza
en 2013, un immeuble de six étages dans lequel travaillaient plusieurs milliers
d’ouvrières. Mille cent trente victimes, sans parler des survivantes qui
restent infirmes. Certaines marques ne comprennent toujours pas comment des
étiquettes à leur nom ont pu être retrouvées sur les lieux du sinistre. Ou
préfèrent ne pas le savoir. Les consommateurs ont plaisir à acheter, plaisir
innocent, ils ne sont pas méchants. Les investisseurs et les propriétaires de
la marque sont grisés par les profits qu’ils engrangent ; et puis, il faut
bien répondre à la concurrence. Ce sont sans doute, eux aussi, de braves gens.
Après tout, ils sont comme nous : ils n’ont pas envie de s’infliger un
sentiment de culpabilité ; or il est si facile de ne pas penser à des gens
que l’on n’a jamais vus et que l’on ne verra jamais.
De puissantes
entreprises transnationales, une masse de consommateurs et, coincés entre les
deux, ceux qui produisent. C’est l’histoire du sucre, avec ses millions
d’Africains déportés durant près de quatre siècles et tués à la tâche. Celle du
caoutchouc, au moyen du travail forcé au Congo belge et français. De la banane
(avec ses produits insecticides toxiques). Sans parler des conditions de
production des millions de téléphones portables et de tablettes que nous
consommons.
*
Je vais revenir,
dans une première partie, sur l’illimitation comme trait propre à l’Homo sapiens. Dans une seconde partie,
je me pencherai sur la question de savoir comment des systèmes relationnels en
viennent à glisser sur la pente de l’illimitation.
1 – Le psychisme de l’Homo
sapiens présente une dimension d’illimitation
L’idée que
l’illimitation du psychisme des humains risque de les pousser à agir au
détriment des autres a été présente dans la culture européenne depuis Hésiode
et les tragiques grecs jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle.
Quelques citations,
d’Aristote à Montesquieu :
- Dans La Politique, Aristote rappelle à
plusieurs reprises que « le désir est apeiros
(sans limite, infini) ». C’est pourquoi il se méfie de la
« chrématistique », l’activité qui consiste à accumuler des richesses
grâce à l’argent. C’est pourquoi aussi il estime nécessaire que, dans
l’économie de la cité, il y ait un contrôle des comptes. Le mot apeiros renvoie, pour les esprits de
l’Antiquité, au Chaos primordial tel que le décrit Hésiode dans la Théogonie : pour que le cosmos
émerge du Chaos, il est nécessaire qu’un processus de différenciation et de
délimitation s’exerce, de sorte que chaque être puisse avoir sa place et
coexister avec les autres. Un ordre auquel préside la dikè instaurée par Zeus (dikè
est l’antonyme d’hubris).
- Dans ses Confessions (début du Ve siècle ap. J. C.),
Saint Augustin réfléchit sur la difficulté qu’il a éprouvée à concevoir la
nature incorporelle de Dieu. « Ce qui n’occupait pas d’espace me
paraissait un parfait néant. […] Je considérais comme un parfait néant tout ce
qui ne s’étendait pas dans un espace. […] Vous, Vie de ma vie, je vous
concevais comme une substance immense, pénétrant de toutes part à travers les
espaces infinis la masse entière du monde, répandue sans terme dans
l’immensité, de sorte que la terre vous contenait, la ciel vous contenait,
toutes choses vous contenait, et tout cela avait en vous sa limite, vous nulle
part. » On voit que chez Augustin, l’illimité n’est plus identifié au
Chaos primordial, mais à Dieu. L’idée de ce qui est illimité hante l’esprit
humain, source de fascination et d’angoisse à la fois. Faire de l’infini une
perfection divine constitue une élaboration culturelle visant à exorciser le
caractère primitivement maléfique qui s’attache à la hantise de l’illimitation.
- Descartes, dans
les Principes de philosophie : « Nous
saurons que ce monde […] n’a point de
limite pour ce que, quelque part où nous veuillons en feindre, nous pouvons
encore imaginer au-delà des espaces indéfiniment étendus. » Curieux
raisonnement : Descartes constate que notre espace psychique ne connaît
pas de bornes et en infère que l’espace physique est lui aussi infini. On
comprend, du coup, qu’il refuse l’idée que l’espace intersidéral puisse être
vide : cela impliquerait, en retour, une vacuité de notre espace psychique
ressemblant fort au néant !
- Hegel, Encyclopédie des sciences
philosophiques : « La connaissance que nous avons d’une limite
est déjà une preuve que nous sommes au-delà de cette limite, la preuve de notre
illimitabilité. »
- Montesquieu, L’esprit des lois : « C’est
une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en
abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. » Autrement
dit : une force ne se limite que si elle y est contrainte par une autre
force. La raison, si nécessaire qu’elle soit, ne suffit pas à rendre un pouvoir
raisonnable. Ce jugement de Montesquieu introduit et justifie le principe de la
séparation des pouvoirs qu’il énonce à la suite de la phrase citée. Les
démocraties modernes sont fortement attachées à ce principe, même si elles ont
oublié la conception de l’être humain qui le justifie.
Dans la seconde
moitié du XVIIIe siècle se produit une mutation qui tend à imposer la
conception occidentale de l’individu dont nous sommes aujourd’hui encore
tributaires : l’être humain est censé ne plus être autant pris dans le
tissu possiblement passionnel de ses relations avec les autres ; il est
censé être davantage en mesure d’exister, de penser, de choisir et de
s’exprimer par lui-même. En conséquence, dans cette nouvelle anthropologie, la
dimension de démesure, intimement liée à la violence des passions et au désir,
tend à disparaître. Certains penseurs des Lumières estiment que l’homme est
égoïste, d’autres qu’il est altruiste, mais tous sont d’accord pour ne plus
remettre l’avènement d’un monde meilleur à une vie post mortem. Les prédicateurs des siècles passés voyaient l’homme
en proie à des passions violentes et destructrices dont seule la foi et la
grâce pouvaient les sauver. Les esprits éclairés ne croient plus au péché
originel, ils croient à la perfectibilité de l’homme.
Cependant, ces
passions n’en continuent pas moins à alimenter la littérature et, à partir du
XXe siècle, le cinéma. Nous sommes ainsi exposés aujourd’hui à deux conceptions
hétérogènes de l’être humain, l’une officieuse (c’est le monde de la fiction),
l’autre officielle (ce sont les idées). Mais comme ces deux mondes sont eux-mêmes
hétérogènes, l’écart entre ces deux visions de l’être humain n’apparaît
généralement pas comme problématique.
La conception
occidentale moderne de l’individu s’exprime notamment dans les sciences
économiques qui commencent à se développer dans cette seconde moitié du XVIIIe
siècle. On postule l’existence d’une loi naturelle opérant dans les sociétés
humaines et y faisant spontanément régner l’harmonie. Les physiocrates, par
exemple, se veulent les Newton du monde social. De même que chaque astre suit
son cours indépendamment des autres et pourtant en harmonie avec eux grâce à la
main invisible de la Providence, l’action de chaque acteur économique, bien que
régie par ses propres intérêts, s’harmonise avec l’action des autres. L’intérêt
est censé être une passion raisonnable qui se substitue aux passions violentes[1]. Cette vision euphémisée des
agents économiques, toujours présente aujourd’hui dans le discours mathématisé
de l’économie (à l’imitation de Newton), fonctionne comme le déni d’une démesure
pourtant manifeste dans les faits : il est clair que, plus on « fait
de l’argent », plus on désire en faire, ceci sans aucune limite. Un
milliardaire se compare aux autres milliardaires, il vit dans leur monde, sa
situation lui semble donc tout à fait normale. Ceux qui gagnent le Smic ou rien
du tout sont à des années lumières de lui. Il vit sur une autre planète qu’eux.
Il ne risque donc guère de penser qu’il est injustement avantagé par rapport à
eux.
La conception
occidentale moderne de l’individu s’exprime également dans l’idéalisation du
génie romantique. Ici, le déni de l’hubris
fonctionne sur un autre mode que dans la théorie économique. Le romantique ne
prétend pas être raisonnable et naturellement mesuré, au contraire. Mais dans
son illimitation il ne voit que les aspirations légitimes du génie, il l’exalte
et la cultive. Deux citations :
- Rousseau, Émile : « Le monde réel a ses
bornes, le monde imaginaire est infini ».
- Balzac, Le lys dans la vallée : « La
douleur est infinie, la joie a des limites. » Déclaration qui rejoint la théorie
du sublime d’Edmund Burke, revue et exaltée par Kant dans sa Critique du jugement : être
confronté à la puissance écrasante d’une tempête déchaînée ou d’un volcan en
éruption nous terrifie, mais, dans un second temps, renforce en nous la
conscience que notre âme est encore supérieure à ces forces matérielles. Ici
Kant annonce déjà Nemo et d’autres héros prométhéens de Jules Verne.
Le romantisme
érige en modèle le défi que Prométhée lance à
Zeus (voir le poème de Goethe ou le Prometheus
Unbound de Shelley). Ainsi, de Schiller, Shelley, Byron jusqu’au
« Faut-il brûler Sade », de Simone de Beauvoir, jusqu’à Bataille et
Foucault, les avertissements répétés d’Eschyle dans son Prométhée enchaîné sont devenus inaudibles. Comme ils le sont dans
l’hubris fiévreuse du trader.
Ne négligeons pas
pour autant ce qui a été un apport positif du romantisme : alors que
l’infinitude du psychisme a longtemps été pensée dans sa dimension religieuse
comme une propriété de l’âme, et même comme une preuve de l’existence de Dieu
(donc, à ce titre, gérée par l’Église), le romantisme a eu le mérite de montrer
que cette illimitation est liée, plus largement, au désir d’une amplification
de soi, à la rêverie, au déploiement spontané de l’imagination, à l’expérience
esthétique.
*
Revenons
maintenant à quelques observations qui nous rappellent que l’être humain porte
en lui une dimension l’illimitation – des observations que nous sommes tous en
mesure de faire :
1. Les jeunes
enfants. Tous les parents constatent que les bébés et les jeunes enfants ne
sont pas encore en mesure de se contenir et de se calmer par eux-mêmes. Les
parents doivent régulièrement les apaiser. Il leur faut également les cadrer
pour qu’ils ne dépassent pas les bornes. On constate que, du moment que les
adultes le font avec bienveillance, l’enfant, loin de pâtir du recadrage que
les adultes lui imposent, s’en trouve soulagé. En effet, ses propres mouvements
d’illimitation l’angoissent, comme l’angoisse aussi le fait d’exercer sur ses
parents un pouvoir auquel ceux-ci ne se montrent pas capables de résister.
Les enfants sont
également fascinés par la toute puissance qu’ils projettent sur des animaux
tels que les loups ou les dinosaures. Cette fascination dans laquelle
s’engouffre un désir d’exister sans limite se retourne souvent contre eux :
terreurs nocturnes, cauchemars, peur du noir vécu comme menace
d’anéantissement. Ils font alors appel à la protection des adultes. Cf. le cas
(rapporté par Freud, dans Intro à la
psychanalyse et Trois essais sur la
sexualités) de cet enfant couché dans l’obscurité qui demande à sa tante de
lui parler : « du moment
que quelqu’un parle, il fait clair ».
2. Du côté des
adolescents, la dimension d’illimitation se manifeste davantage – surtout chez
les garçons – dans ce qu’on appelle des conduites à risque. Chassés du havre de
l’enfance par la puberté, confrontés à des exigences nouvelles et ne sachant
pas trop comment exister, plongés dans la confusion des sentiments et des
désirs sexuels, certains cherchent une issue à leur désarroi dans une
affirmation violente d’eux-mêmes : consommation excessive d’alcool ou
d’une autre drogue, excès de vitesse, délinquance, etc.
3. À quelque
culture qu’ils appartiennent, les humains, et pas seulement les enfants, se
plaisent à imaginer des entités dont la puissance les dépassent : esprits
en tous genre, divinités, mais aussi revenants, loups garous, vampires,
sorciers.
Les humains
cherchent à se prémunir contre leur propre illimitation par la foi en Dieu,
mais il arrive malheureusement que, fascinés par la complétude et la
toute-puissance de leur Dieu, ils en sont grisés, de sorte que leur démesure,
loin d’être endiguée, s’aggrave sous le masque justificateur de l’autorité
divine. Ce n’est pas un hasard si le désir de pouvoir instrumentalise si
souvent la religion (ou une autre forme de Bien présentée comme absolue).
4. Chez les
adultes, on observe que ceux qui atteignent une position de pouvoir sans limite
– ou qu’ils se plaisent à croire sans limite – ne tardent pas à perdre tout
sens des réalités. Si leur pouvoir est plus limité qu’ils se l’imaginent, la
réalité les rattrape : c’est la chute (celle de Jean-Marie Messier, par
exemple). Dans le cas où, au contraire, rien ne leur résiste, leur pouvoir
produit alors les effets les plus destructeurs sur tous ceux sur lesquels il
s’exerce (Napoléon, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, etc.).
On voit par ces
exemples que le désir de dépasser la condition humaine fait partie de la
condition humaine. Échapper aux limites (notamment celle que la mort nous
inflige) est l’un des désirs humains les plus banals.
Mais attention : en dépit de tout ce
que j’ai développé dans cette première partie, il ne faut pas oublier que la
propension humaine à l’ubris est
contrebalancée par un désir non moins puissant : le désir d’exister en
ayant sa place parmi les autres, donc en cultivant des relations mutuellement
bienfaisantes par la gentillesse, la bonté et la générosité (c’est le versant
dont Jacques Lecomte souligne à juste titre l’importance et la valeur)[2].
Disons que notre
désir d’exister nous expose à une tension :
- d’un côté, nous
ne pouvons pas ne pas rêver, ne pas avoir de fantasmes : nous sommes tentés
par le désir d’exister superlativement. Donc davantage que les autres. Donc à
leur dépens.
- de l’autre,
exister, c’est exister dans l’esprit des autres, c’est exister avec eux, c’est
exister dans l’espace que nous ouvre le fait d’avoir notre place parmi eux.
Donc en acceptant de leur faire place. Donc à notre place (qui est
inévitablement limitée). Donc en renonçant à exister superlativement.
Peut-on avoir le
beurre et l’argent du beurre ? Pas vraiment. Cependant, certaines manières
d’être pourraient être qualifiées de « bonne ubris ». En effet, beaucoup de gens s’engagent dans des
processus constructifs qui sont illimités au sens où, à quelque résultat qu’ils
parviennent, ils voient la possibilité et l’intérêt de progresser. Cela se
vérifie aussi bien dans l’exercice d’un métier, dans le bricolage, le jardinage
que dans le sport, la musique, la recherche scientifique ou le militantisme. On
se fait du bien et, directement ou indirectement, on apporte aussi aux autres,
on leur donne quelque chose.
Autre forme de
domestication de l’illimitation, en usage dans toutes les sociétés
humaines : les récits de fiction. Lecteurs et spectateurs de films
jouissent de diverses formes de transgression et de démesure. Mais par
procuration : ils se contentent d’un semblant (comme dans les jeux :
ça n’est pas pour de vrai). En conséquence, cet usage raisonnable de la
démesure est généralement inoffensif. De plus, romans et films alimentent la
vie sociale et les conversations les plus aimables. Mais cela ne doit pas faire
oublier que la gestion de la démesure par les fictions est délicate. En cédant
à une surenchère dans les mises en scène de violence, l’industrie du cinéma
joue un jeu dangereux.
Exemple de cette
ambigüité : Dans Terminator 1,
Arnold Schwarzenegger joue le rôle d’un cyborg,
un méchant surpuissant et increvable. Dans Terminator
2, il est le même cyborg ;
mais, cette fois, au service du bien. Jouir de la toute-puissance et, en plus,
de l’approbation admirative de tous (comme le fait aussi James Bond, sans parler
des justiciers dans les Westerns), voilà qui est séduisant. La mise en scène du
mal risque de n’être plus vécue comme un jeu, mais comme un modèle (ce qu’est
devenu le film Scarface dans les
milieux mafieux).
Il existe
également une forme de compromis, franchement mauvaise, entre les deux pôles du
désir d’exister évoqués plus haut. Et malheureusement, nous y sommes tous
exposés. C’est une manière d’avoir le beurre et l’argent du beurre. Elle
consiste en une division du travail entre désir conscient et désir inconscient :
consciemment, je me veux gentil, sociable, moral, je cherche à être apprécié
par les autres. Mais à mon insu, je m’avantage aux dépens des autres ;
tout en ayant l’air de donner, je prends ; je jouis de l’importance que je
me donne, de l’ascendant que j’exerce. C’est un comportement humain que les moralistes du XVIIe siècle l’avaient
déjà analysé et décrit. Et avant eux Saint Paul : je ne fais pas le bien
que je voudrais faire, et je fais le mal que je ne voudrais pas faire.
*
2 – Comment des systèmes relationnels peuvent-ils glisser sur
la pente de l’illimitation ?
Pour répondre à
cette question, il faut partir du fait que l’Homo
sapiens est un hybride bioculturel. Cela a pour conséquence que, à la
différence des autres animaux, une partie seulement de nos désirs sont
biologiquement prédéfinis. Autrement dit, la satisfaction de nos besoins
biologiques n’apporte qu’une réponse partielle et insuffisante à notre désir
d’exister. Il revient donc à la culture de créer, de proposer ou d’imposer des
objets de désir et des manières d’être (au sens littéral de l’expression) dans
lesquelles s’investit notre désir d’exister (rappelons que, à la différence des
sociétés de singes, les sociétés humaines baignent entièrement dans la culture).
Or, ces manières d’être et ces objets s’imposent d’autant plus à nous qu’ils sont
plus largement partagés. Pourquoi ? Parce que, dans la mesure où désirer
exister, c’est désirer exister dans l’esprit des autres (être reconnu), les
critères de valeur et de reconnaissance socialement partagés et diffusés nous
paraissent être objectivement désirables, une source de plus-être. L’or est un
métal qui n’a pas plus de valeur en lui-même que le fer ou le cuivre. Il a de
la valeur dans la mesure où, presque universellement, il est considéré comme
ayant de la valeur. Le caractère arbitraire, voire néfaste d’une chose ou d’une
manière d’être reste invisible tant qu’elle est recherchée par la multitude. Plus
certaines manières d’être sont diffusées et largement partagées, plus elles
semblent non seulement désirables, mais légitimes et mêmes recommandables.
Cela, même si, en réalité, elles sont empreintes de démesure.
A cela s’ajoute
le fait que la rivalité et la surenchère mimétique dans lesquelles sont pris
les désirs d’exister des uns et des autres constituent un facteur
multiplicateur de la démesure. Tous dérivent ensemble, de sorte que personne
n’a conscience de dériver.
Quelques
exemples :
- Le culte viril
du guerrier, répandu dans maintes sociétés. Voyez, sur des photos prises à la
veille du cataclysme de 1914-1918, les généraux aux uniformes chamarrés et aux coiffures
glorieusement emplumées entourant les monarques de la vieille Europe, tous sûrs
d’eux.
- L’usage, dans
le monde universitaire, d’un langage abstrait au point d’en être obscur. Une
psychopathologie quotidienne du langage, en quelque sorte, déjà moquée au XVIIe
siècle par Descartes puis par Malebranche. Sans succès, bien sûr, car la
jouissance qu’il peut y avoir à manier et à écouter un discours qui plane, un
discours qui semble se déployer en toute souveraineté, sans plus avoir à
tâtonner humblement au milieu de faits qui résistent, cette jouissance est de
tous les âges.
- Le système
économique actuel dont l’un des piliers est l’équation : exister, c’est
consommer. Donc plus je consomme, plus j’existe. Cette équation entraine deux
conséquences dommageables. D’une part, comme on sait, un aveuglement quant aux
externalités négatives engendrées par cette frénésie (accumulation des déchets,
pollution, épuisement des ressources, etc.). D’autre part, une culture du
sentiment d’exister qui ressemble davantage à une fuite en avant masquant un
vide qu’à l’élaboration patiente d’une véritable consistance personnelle.
- Le monde de la
finance. Ici aussi, lorsque tous dérivent ensemble (comme c’est le cas lorsque
se développe une bulle financière), personne n’a l’impression de dériver (sauf
quelques Cassandre). Il n’y a rien à quoi on s’habitue plus facilement,
semble-t-il, qu’à empocher des sommes de plus en plus astronomiques. Le
comportement mimétique des acteurs financiers a souvent été comparé à celui des
moutons de Panurge. Jean-Marie Albertini a forgé une parabole plus précise dont
je m’inspire [3]. Les acteurs financiers sont
comparables à des patineurs qui se tiendraient sur le bord d’un étang gelé.
Quelques-uns s’aventurent vers le milieu de l’étang. Ceux qui les observent
constatent alors que la glace ne cède pas et que la cote de prestige de ces
patineurs audacieux s’est considérablement accrue. Il leur paraît donc à la fois
désirable et rationnel de les suivre. Voyant que la glace tient, d’autres
patineurs en concluent eux aussi qu’il n’y a pas de risque à s’avancer et qu’il
serait bête de perdre cette occasion d’augmenter leur propre prestige. Lorsque
la plupart ont gagné le milieu de l’étang, chacun, se voyant entouré par les
autres, se sent pleinement rassuré. Ainsi, tous oublient que le poids exercé
sur la glace est alors beaucoup plus élevé et que le risque qu’elle cède est
donc lui aussi maximal. Autrement dit, ils perdent de vue l’écart croissant
entre les valeurs qu’ils croient détenir et les fondamentaux de l’économie.
Pendant ce temps, d’autres pensent au bénéfice qu’ils pourraient tirer de la
chute de ces patineurs présomptueux, ils repèrent les endroits où la glace est
plus mince (en Grèce par exemple, ou en Espagne) et s’emploient discrètement à
la faire céder.
Il est d’autant
plus difficile pour les acteurs financiers de résister au comportement
mimétique qu’il existe aussi des raisons rationnelles de s’y livrer. En effet,
comme l’a bien montré l’économiste André Orléan, plus sont nombreux les acteurs
du marché qui croient à la valeur d’un produit financier X, plus ce produit X
gagne effectivement en valeur [4]. À la différence des biens marchands
que l’on achète pour leur usage, les produits financiers sont achetés pour être
revendus avec profit. En conséquence, alors que l’augmentation du prix d’un
bien d’usage peut décourager les acheteurs potentiels, l’augmentation de la
valeur d’un produit financier peut être interprétée comme la preuve qu’il est
de plus en plus demandé et que sa valeur va donc encore monter. Son
appréciation constitue donc une bonne raison de l’acheter. Cependant, au cours
de ce processus, l’écart entre la valeur attribuée au produit financier et les
fondamentaux de l’économie s’accroît inévitablement, même si personne n’a envie
de s’en apercevoir : grisé par le succès, rassuré par l’autorité des
experts, encouragé par le nombre de ceux qui se sont engagés dans le processus,
chacun dérive avec les autres. Jusqu’à ce que la défiance naisse et que les
acteurs cherchent à revendre le produit financier auparavant si prometteur.
Plus leur nombre croît, plus la valeur du produit chute : la glace se
fissure et cède sous le poids des patineurs.
*
SUMMARY
THE SLOPE OF LIMITLESS DESIRE
This paper starts form two statements. 1, our mental space of
representation is limitless, which allows imagination, thought and conscience
to spread. 2, however, this unboundedness can drive us in the wrong way since
we are embedded in a social net of relations in which greed, unlimited desires,
excessive consumption and profit are no more labelled as such, but considered
normal and rational behaviour. When everybody drifts, nobody is conscious of
drifting.
RÉSUMÉ
LA PENTE DE L’ILLIMITATION
Cet article part de deux
constats. 1, notre espace mental de représentations est sans limites, ce qui
permet à l’imagination, à la pensée et à la conscience de soi de se déployer.
2, cette illimitation peut nous conduire sur une mauvaise pente dès lors que
l’avidité, les désirs sans bornes, l’excès dans la consommation ou les profits
ne sont plus considérés comme tels mais regardés comme normaux et rationnels.
Quand tout le monde dérive, personne n’a l’impression de dériver.
[1] Je renvoie ici à Albert Hirschmann, La passions et les intérêts. Justifications
politiques du capitalisme avant son apogée, PUF, 1980.
[2] Jacques Lecomte, La Bonté
humaine. Altruisme, empathie, générosité, Odile Jacob, 2013.
[4]. André Orléan, Le pouvoir de la finance, Odile Jacob,
1999, et De l’euphorie à la
panique : penser la crise financière, éditions rue d’Ulm, 2009.
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